Jean-Marie

Béatrice ne put se retenir, elle éclata d’un rire franc et massif. Béatrice avait trop bu. Elle ne supportait pas l’alcool, elle ne supportait pas grand-chose d’ailleurs, surtout pas le grand noir malodorant sur sa droite, surtout pas la nouvelle copine écolo de son ex-mari sur sa gauche, surtout pas son ancienne belle-mère qui pleurait pendant son discours. Béatrice n’aurait pas dû venir, elle le savait, mais elle était venue quand même. Pour la mémoire. Ou alors, juste pour pouvoir se dire : « Ca y est, il est mort cet enfoiré ! » devant l’incinérateur. Son ex-mari était mort dans un accident de la circulation, elle aurait préféré le tuer elle-même mais la voiture avait fait le boulot à sa place. C’était mieux comme ça, elle aurait moins de problème. Lorsqu’elle avait lu la rubrique nécrologie du journal elle avait hurlé : « Jean-Marie !? Il est crevé le centriste ! » Jean-Marie avait aboyé joyeusement à cette idée. Jean-Marie, c’était le dogue allemand de Béatrice. Il était noir tacheté de blanc, comme un dalmatien mais dans l’autre sens. Béatrice l’avait acheté quand Jacques, son mari était parti. Il avait quitté leur appartement commun après une grosse dispute qui était partie du fait qu’une poêle avait été rangée à gauche du tiroir alors que sa place était à droite. La dispute avait alors viré en véritable troisième guerre mondiale à la suite de laquelle Jacques avait claqué la porte. Deux semaines plus tard, Béatrice l’avait aperçu devant la banque dans laquelle elle travaillait avec une jeune de vingt ans et un caddie plein de produits bio. Maintenant, la jeune écolo pleurait à sa gauche et son ex-belle-mère venait d’être interrompue par un rire tonitruant, celui de Béatrice. L’assemblée était tournée vers elle.

« Oups ! » déclara-t-elle, comme si cela arrangerait sa situation. Elle se retourna alors et vit à deux centimètres de son visage, le grand homme noir :

« Vous n’avez rien à faire ici, madame Merkel !

- Mademoiselle Merkel s’il vous plait ! »

La belle-mère pleurnicheuse explosa alors :

« Béatrice, Sortez d’ici immédiatement !!!

- Si j’avais eu une mère comme vous, moi aussi j’serais morte ! »

Et Béatrice sortit, aussi dignement qu’elle le put avant d’appeler un taxi, elle ne voulait pas finir dans un accident comme Jacques.

« Place d’Italie s’il vous plait ! »

Elle contempla Paris à travers la vitre de la voiture et surprit au coin de ses yeux des larmes couler.

« - Tout va bien ma p’tite dame ?, demanda le chauffeur de taxi, cinquante-trois ans, chauve, banlieusard.

- Non ca va pas, roulez qu’on en finisse !!! »

Lorsque Béatrice arriva place d’Italie, le chauffeur de taxi ne lui fit pas payer sa course, il lui posa une question à laquelle Béatrice ne se serait jamais attendue. Une question simple, pourtant : « Ben alors, madame, vous avez pas l’air en forme, y’a quelque chose qui vous tracasse ? »

Illumination céleste, quelqu’un d’autre que ce dogue allemand ingrat de Jean-Marie s’était intéressé au sort de Béatrice. Sa vie allait changer. Sans tarder, elle se réinstalla dans le taxi qu’elle s’apprêtait à quitter et déballa sa vie entière à ce chauffeur inconnu. Son enfance en Allemagne, son arrivée en France, ses difficultés à perdre son accent, son travail à la société générale avec les clients râleurs, son mariage, son divorce, Jean- Marie et l’enterrement désastreux. Tout son récit était ponctué de petits sanglots. A son tour, le chauffeur de taxi, Paul, déballa son histoire. Il avait été plaqué par sa femme l’année d’avant, son fils était en pleine crise d’adolescence, sa fille ne travaillait pas à l’époque, il n’arrivait pas à payer son loyer alors pour se faire de l’argent, en plus du taxi, il était videur dans une boîte de nuit ringarde qui ne passait que du disco. Béatrice était aux anges, elle n’avait qu’une hâte, présenter son nouvel ami, Paul, à son seul et unique compagnon, Jean-Marie. Elle l’invita alors à prendre un verre chez elle. Il accepta sans hésitation aucune.

« Jean-Marie, regarde qui est là ? »

Jean-Marie se précipita pour accueillir le nouveau venu, Béatrice était fière de leur bonne entente.

Pendant le mois suivant, Paul vint tous les lundis soirs faire un scrabble, les mercredis après-midis se promener avec Jean-Marie dans le quartier chinois et tous les jeudis soirs, ils allaient au restaurant, chaque fois le même. Un jour qu’elle préparait les pièces du Scrabble hebdomadaire, elle reçut un appel de la part de Paul.

« - Béatrice ? C’est Paul, désolé mais je ne vais pas pouvoir venir cette semaine, je dois garder mes enfants. »

Béatrice passa la pire semaine de son existence et Jean-Marie ne sortit pas le mercredi, la semaine suivante fut encore pire. Paul ne vint toujours pas, il ne prit même pas le temps de prévenir Béatrice, c’en était trop. Elle prit son téléphone et composa le numéro de Paul. Il lui expliqua qu’il avait eu des problèmes à gérer avec son ex-femme, la mère de ses enfants, que sa fille avait un bulletin catastrophique et que son fils avait fugué.

Paul revint donc le lundi suivant, faire un Scrabble comme à leur habitude. La vie reprit son cours normal, Béatrice retrouva son sourire. Elle était heureuse.

Le jeudi suivant, Paul ne l’emmena pas dans le même restaurant que d’habitude, c’était un restaurant plus luxueux. Béatrice n’était pas très à l’aise, elle n’avait pas l’habitude. Lorsque le dessert arriva, Paul la demanda en mariage, elle n’eut pas à réfléchir, elle dit oui immédiatement. Le soir, pour la première fois un jeudi, Paul vint chez elle après le restaurant. Lorsqu’elle poussa la porte, quelque chose d’inhabituel se produit, Jean-Marie ne vint pas les accueillir, Jean-Marie était à sa place, il était mort sur le tapis du salon.

Une nouvelle vie commençait.

JD
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