L'hiver est rude cette année. Déjà la troisième fois en quelques semaines qu'il neige sur Paris et la ligne cinq est bloquée sur certains tronçons aériens. Il est vingt-deux heures et trente-six minutes. Dans le XIIIe arrondissement, place d'Italie, une fine silhouette apparaît à une fenêtre éclairée. Elle semble occupée à regarder de vieilles photos de mariage. La tristesse de son visage accentue ses rides. Elle doit avoir environ cinquante ans. Ses yeux sont plus humides que d'habitude. Alors qu'elle tourne une page de l'album, d'un coup, Paris est plongée dans une nuit totale. Un chien aboie. Des pleurs d'enfant se font entendre. Encore une coupure de courant s'exclame la concierge de l'immeuble. Toujours à la même fenêtre, la femme réapparaît une bougie à la main. Elle fait taire Fienchen, son chien. Puis discute avec lui, ou plutôt dresse un monologue devant lui. Agacée de se sentir seule, elle se couche quelques minutes plus tard les larmes aux yeux.
Le lendemain matin, elle se réveille une heure trente avant son alarme. Gelée puisque le chauffage n'a pas redémarré après la coupure d'électricité. Elle tourne dans son lit mais étant une femme peu patiente, elle se lève. Regarde dehors, la ville est à nouveau toute blanche. Elle boit un thé accompagné de Pumpernickel, puis saute dans ses baskets et part faire un footing dans la neige. De retour chez elle, épuisée et glacée par le froid elle prend une longue douche brûlante avant d'enfiler son tailleur de conseillère clientèle qu'elle déteste. Voilà seulement neuf mois qu'elle travaille à Hypo Real Estate, une banque allemande au bord de la faillite en septembre dernier. Huit heures quinze, elle prend la ligne six direction Nation afin d'avoir la correspondance du métro neuf où elle s'arrête à la station Oberkampf où se situe la banque. Sans toute cette neige, elle aurait pu prendre le cinq et en vingt minutes être dans son bureau. Dans le métropolitain, elle soupire comme tous les matins contre Bertrand Delanoë, le maire de Paris.
« La France est peut-être un beau pays, mais au moins en Allemagne, les transports en commun sont nettement plus fiables » s'exclame-t-elle. Les personnes l'observent avec étonnement alors elle met ses écouteurs dans les oreilles et s'endort.
Neuf heures, la voilà enfin arrivée. Elle allume son ordinateur, va se chercher un thé et le sirote en lisant les nouvelles du jour. A la une du périodique, un gros titre l'assomme : « Le nombre de divorces français augmente chaque année de 1,3 %. » Encore une fois, elle sent une pointe lui fendre le cœur. Elle est divorcée depuis deux ans et les procédures judiciaires viennent tout juste de se terminer. Elle est venue en France après son Abitur, parce qu'elle avait connu un « beau parisien » durant des vacances dans les Alpes avec ses amis. Pendant vingt-neuf ans ils vécurent ensemble. Elle aurait aimé avoir des enfants, mais malheureusement jamais il n'en voulut. Il y a deux ans, il décida de divorcer sans même donner de raison précise. Aujourd'hui avoir la nationalité française la répugne malgré son admiration envers le Président de la République, Monsieur Sarkozy. Depuis la dure séparation, elle s'était jurée de retourner en Allemagne dès que les procédures seraient terminées puisque toute sa famille y était, mais après trente années de vie en France, elle ne sait que faire.
Une voix rauque la sort de ses pensées. Devant elle, son directeur la regarde l'air désespéré, il lui demande comme chaque matin d'accrocher son badge. Bien sûr, tout le monde le sait. Il ne connaît pas les noms des personnes travaillant ici, ainsi les badges lui permettent un rapport plus intime en appelant les conseillères par leur prénom. C'est pourquoi Béatrice Merkel se fait un malin plaisir chaque matin de ne pas le mettre afin de tester la mémoire plutôt médiocre de son directeur.
A treize heures ses collègues prennent une pause déjeuner alors que Béatrice profite du téléphone pour appeler son grand frère Konstantin qui est en Allemagne. Elle prend de ses nouvelles avant de lui raconter la fin de la procédure de divorce et toute sa petite vie. Depuis toujours, elle partage avec son frère plus vieux de trois années toutes les aventures possibles malgré les neuf cents kilomètres qui les séparent. Elle regarde par hasard l'horloge clouée au-dessus de la porte, quand elle s'aperçoit que quarante-cinq minutes sont passées. Avant de raccrocher, elle promet à son frère de venir en Allemagne pour Weinachten.
Ses collègues réapparaissent petit à petit. Marie-Jeanne, la plus âgée du bureau se dirige vers Béatrice et l'assaille de questions. Eh bien Béatrice, ça ne va pas ? Pourquoi n'êtes-vous pas venue déjeuner avec nous ? Des ennuis c'est cela ? Oh les jours sont difficiles en ce moment n'est-ce pas ? La crise, hein ? C'est pas facile ? Et vous qui avez des enfants, oh ma pauvre ! C'était toutes les semaines pareil. Cette pauvre idiote n'avait toujours pas compris que Béatrice n'avait pas d'enfant et qu'elle ne venait jamais déjeuner le jeudi. Cela lui passait au-dessus à présent et elle s'amusait même à s'inventer une vie lorsque Marie-Jeanne l'assommait de questions. De plus, son côté parti socialiste agaçait plus que tout Béatrice. Heureusement que sa collègue avait le mérite de l'âge, sinon Béatrice n'aurait pas tourné sept fois la langue dans sa bouche pour lui dire ce qu'elle pensait.
Dans l'après-midi, son directeur lui donna un rendez-vous le lendemain matin à huit heures trente alors que Béatrice ne travaille jamais le vendredi. Elle regarde sa convocation avec étonnement. Seulement depuis ces derniers temps, les conflits éclatent rapidement dans l'enceinte de la banque. Elle s'abstient d'aller réclamer quoi que ce soit afin de garder son poste qui comme beaucoup d'autres est très vite éjectable.
La neige du matin a fondu et la ligne cinq fonctionne à nouveau. Elle décide d'aller au cinéma avant de passer chez elle. Arrivée devant les portes du multiplex, la queue est immense. Ce mauvais temps profite à l'économie du cinéma. Elle renie l'idée qui l'avait traversée un quart d'heure plus tôt et rentre tranquillement chez elle passant par les petites rues. Après avoir longé les grands marronniers du boulevard Auguste Blanqui, elle s'égare, place d'Italie devant le café Margeride où Pierre, son ex-mari, travaille toujours. Un jeune serveur lui propose une blanquette de veau accompagnée de pommes-frites. Elle refuse poliment, avec un petit sourire en coin. Elle préfère passer à la boulangerie en bas de chez elle et se régaler de pâtisseries en pensant qu'elle doit monter les sept étages de l'immeuble à pied. Ce soir-là, elle s'endort sur le canapé devant le film le Pianiste avec Fienchen sur les genoux.
Sept heures, les lampadaires sont encore allumés et le jour oublie de se lever. Béatrice éteint son réveil et se dirige lentement vers la salle de bains. Elle prend une douche à l'eau froide, puis boit son café en regardant par la fenêtre Paris qui se lève paisiblement. Les camions de livraisons font déjà leurs tournées. Quant au café d'en face, il s'active telle une fourmilière. Elle n'est pas la seule à se réveiller, au contraire de ce qu'elle s'imaginait.
Huit heures, elle hèle un taxi afin d'éviter les mauvaises odeurs du métropolitain. En effet, son rendez-vous lui semble important, ainsi elle met son tailleur, ajuste ses cheveux, met quelques bijoux et se maquille raisonnablement. Lorsqu'elle passe la porte de la banque, elle sent une faiblesse dans ses jambes. « Que m'arrive-t-il ? » pense-t-elle. Ce n'est qu'un entretien parmi tant d'autres, et pourtant elle sait que celui-ci est extrêmement important. Son directeur arrive dix minutes en retard, sans excuse. Il prend un café, puis la fait entrer. Il commence par quelques banalités puis sort un dossier où le nom de Béatrice Merkel figure en lettres capitales. Elle sent un frisson lui traverser le corps.
Quatre-vingt minutes se sont écoulées lorsqu'elle sort de la banque les yeux rouges. Au même instant Marie-Jeanne arrive. De nouveau, elle assaille Béatrice de questions. Bah ? Vous êtes là vous ? Qu'est-ce qu'il vous arrive ? Oh mais vos yeux, vous pleurez ? A présent Béatrice n'a plus rien à perdre. Elle vient d'être licenciée. Cette prétendue crise était idéale pour les patrons. Elle regarde sa collègue et lui lance « dans quelques mois ce sera votre tour ! », puis disparaît dans la première bouche de métro. Elle va à son cours d'aquagym hebdomadaire. L'après-midi, elle se promène au Jardin des Plantes et prend un thé à la grande mosquée. Elle rentre chez elle, achète ses billets d'avion pour Berlin et envoie un courriel à son frère afin d'annoncer sa venue la semaine prochaine.
La semaine s'écoule. Aujourd'hui, trente novembre, Béatrice s'envole à seize heures quinze direction son pays natal. Jeudi elle fêtera Niklaus avec toute sa famille. Une heure quarante de vol et la voilà dans les bras de son frère. C'est ce qu'elle s'imaginait. Malheureusement, l'avion met plus d'une demi-heure avant d'atterrir à cause d’un brouillard très épais en altitude. Elle récupère difficilement sa valise. Plus de deux heures après avoir quitté la capitale française, elle découvre à l'aéroport qu'elle est seule. Elle appelle chez Konstantin, personne ne répond. Elle essaie à nouveau : toujours personne. Elle téléphone alors sur son portable, mais il est éteint. Elle lui laisse un message vocal. Exténuée, Béatrice s'allonge sur les fauteuils du hall et attend.
Un homme de la sécurité vient la réveiller, il lui réclame sa carte d'identité, mais ne voyant aucune anomalie finit par lui demander ce qu'elle fait ici, seule. Elle répond simplement qu'on a oublié de venir la chercher. Drôle d'argument pour une femme d'un tel âge ! Il réfléchit alors à une éventuelle solution. Au même instant, une voix résonne dans les hauts parleurs de l'aéroport :
« Madame Béatrice Merkel est demandée au hall trois porte F - Madame Béatrice Merkel, merci.»
Béatrice se lève d'un bond, arrache sa carte d'identité à l'homme et part à grands pas, sa valise sous le bras. Elle trouve difficilement le lieu. Lorsqu'elle est enfin devant la porte F, sa grande surprise est de découvrir son frère, avec un grand sourire. Une fois de plus, il lui a fait une bonne blague. Pour s'excuser de son retard, il a entre les mains des bretzels. Béatrice ne peut s'empêcher de jurer contre lui. Mais très vite elle oublie.
Elle séjourne toute la semaine chez son frère. Elle lui explique tous ses malheurs, ses hésitations, sa situation et bien d'autres choses. Elle découvre à nouveau les traditions allemandes qu'elle avait presque oubliées. Cela fait neuf ans qu'elle n'était pas venue en Allemagne. En effet, son ancien travail, les déménagements, le divorce, la banque, le suivi de ses actions en bourse, tout cela lui a pris beaucoup de temps, au point de ne plus fêter la Niklaus avec sa famille. Elle semble heureuse d'être de retour dans ce pays.
Le cinq décembre, Béatrice part en compagnie de son frère vers la maison familiale. Les retrouvailles sont festives et pleines de joie. Chacun s'active afin de terminer les derniers préparatifs du lendemain. Les enfants sont agités et les adultes débordés. Le soir au dîner, la discussion tourne autour de Béatrice et de la France. De nombreuses questions lui sont posées et le silence règne lorsqu'elle y répond. La crise économique du pays semble importante aux yeux des pays extérieurs. Béatrice trouve cette discussion ennuyeuse. Elle est venue se changer les idées et pourtant personne ne semble se soucier des difficultés qu'elle surmonte depuis deux ans. La conversation l'horripile. Elle ne parle plus et attend patiemment. Seulement, sa grand-tante a toujours les questions les plus désagréables. Ainsi Béatrice est anéantie lorsque cette dernière lui demande comment va son mari, où en sont ses enfants dans les études, pourquoi est-elle venue seule, et enfin quel est son travail. Béatrice en est bouche bée, ainsi que ses frères et sœurs. Comme d'habitude, cette vieille tante ne retient pas ce qu'il faut. Elle aperçoit tout de même des regards accusateurs mais, affalée dans son fauteuil, elle ne se désarme pas et répond :
« Qu'est-ce que vous avez encore tous à m'observer comme si j'étais une bête féroce ? J'ai quelque chose entre les dents ? »
Aussitôt Konstantin réagit :
« Enfin grand-tante, il y a certaines fois où tu pourrais faire un effort, non ?
- Je m'informe sur la vie de ma nièce. Elle semble si triste, au bout de cette table. Faut pas faire cette tête-là. Enfin Béatrice, c'est pas pire que le cousin d'une des filleules de ma voisine qui vit en France : lui il a été licencié pour cause de crise, non mais je vous jure ! »
C'en était trop ! Béatrice n'est pas venue dans son pays pour supporter de telles violences morales. Pays qui d'ailleurs n'est plus vraiment le sien puisqu'elle a passé plus de temps en France et qu'elle s'y sent maintenant presque mieux. Cependant, ce soir-là, elle en a plus qu'assez de cette société. Seul son chien Fienchen lui manque.
Elle prend un avion plus tôt que prévu. De retour en France, elle décide de vendre toutes ses actions en bourse avant la chute économique. De plus, elle ne veut plus aucun contact avec l'ancienne banque où elle a travaillé. Elle part dans un hameau de la Creuse, avec Fienchen et peu de biens personnels. Elle s'achète une toute petite maison à défaut du château qu'elle aurait pu obtenir après avoir vendu son appartement.
Le silence est majestueux. Seul le chant des coqs anime le village encore endormi à neuf heures. Le facteur ne passe qu'une fois par semaine et le boulanger tous les deux jours. Une vie de rêve pour s'écarter d'une société en faillite. Béatrice fait connaissance avec ses voisins qui habitent à un kilomètre de chez elle. Les plaines verdoyantes, les moutons et le soleil de décembre égaient son esprit. Elle finit paisiblement l'hiver, allant chercher du bois pour son poêle, ayant quelques poules au fond du jardin et invitant régulièrement les habitants à déjeuner. Cette nouvelle vie lui convient parfaitement ainsi qu'à Fienchen qui court dehors durant des heures. Le printemps arrive, les tracteurs apparaissent dans les champs et les vaches sortent des étables. Frustrée de ne pas avoir d'enfants, Béatrice gâte tous les bambins passant chez elle. Ce retour à la nature et à la simplicité de la vie est moins difficile que ce qu'elle imaginait. Lorsqu'elle va en ville, elle écrit un courriel à son frère, mais ne l'appelle jamais car elle veut vivre tranquillement son aventure.
Deux ans et demi passent. Béatrice, qui avait espéré une vie loin de la société perturbée, est bientôt rattrapée par cette dernière. En effet, elle a dû changer de volets afin d'empêcher la lumière du nouveau lampadaire qui a poussé juste derrière chez elle. Quelques mois après, d'horribles poubelles en plastiques sont installées pour le tri sélectif au cœur du hameau ; hameau qui n'en est presque plus un, vu la construction phénoménale de pavillons. L'ADSL est disponible dans le village, et les habitants s'équipent d'ordinateurs puisque la déclaration d'impôts ne se fait plus que par internet. C'est une grande révolution pour la plupart des villageois qui accourent chez Béatrice, restée pour eux « la parisienne ». Les panneaux publicitaires voient le jour, annonçant l'ouverture prochaine d'un Carrefour Market en plein bourg. L'épicerie de Georgette va disparaître. L'inauguration d'une bretelle d'autoroute va bientôt avoir lieu, tandis que les fondations d'une banque franco-allemande sont bien entamées. La région devient rapidement touristique par sa facilité d'accès. Le chien de Béatrice est buté par une voiture de touristes, heureusement il ne perd qu'une patte. Pourtant après cet accident, elle prend conscience que son bonheur étouffe petit à petit. Les enfants ne jouent plus dehors, les parents rentrent tard du travail, personne ne prend le temps de quoi que ce soit. Doit-elle reprendre le travail comme tout le monde ? Avec tout l'argent qu'elle a gagné, elle ne s'en est jamais soucié depuis qu'elle est ici. Cependant, beaucoup de choses ont changé.
Un matin de janvier, elle entend frapper à sa porte alors qu'elle flâne sur internet. Elle va ouvrir et découvre un homme en costume, une mallette sous le bras. Il vient la voir pour une offre d'emploi à la nouvelle banque franco-allemande qui ouvre d'ici peu. On lui a donné son adresse, puisqu'elle est allemande d'origine et ancienne conseillère clientèle dans une banque.
Ils discutent longuement autour d'un café, parlant de choses et d'autres. Au moment de partir, Béatrice ne peut s'empêcher d'accepter ce nouveau travail sous le regard accusateur de Fienchen. Lorsque l'homme disparaît, elle se tourne vers son chien avec un petit sourire et lui dit :
« J'espère seulement qu'ils attendront ma retraite avant de me licencier.»
Le lendemain matin, elle se réveille une heure trente avant son alarme. Gelée puisque le chauffage n'a pas redémarré après la coupure d'électricité. Elle tourne dans son lit mais étant une femme peu patiente, elle se lève. Regarde dehors, la ville est à nouveau toute blanche. Elle boit un thé accompagné de Pumpernickel, puis saute dans ses baskets et part faire un footing dans la neige. De retour chez elle, épuisée et glacée par le froid elle prend une longue douche brûlante avant d'enfiler son tailleur de conseillère clientèle qu'elle déteste. Voilà seulement neuf mois qu'elle travaille à Hypo Real Estate, une banque allemande au bord de la faillite en septembre dernier. Huit heures quinze, elle prend la ligne six direction Nation afin d'avoir la correspondance du métro neuf où elle s'arrête à la station Oberkampf où se situe la banque. Sans toute cette neige, elle aurait pu prendre le cinq et en vingt minutes être dans son bureau. Dans le métropolitain, elle soupire comme tous les matins contre Bertrand Delanoë, le maire de Paris.
« La France est peut-être un beau pays, mais au moins en Allemagne, les transports en commun sont nettement plus fiables » s'exclame-t-elle. Les personnes l'observent avec étonnement alors elle met ses écouteurs dans les oreilles et s'endort.
Neuf heures, la voilà enfin arrivée. Elle allume son ordinateur, va se chercher un thé et le sirote en lisant les nouvelles du jour. A la une du périodique, un gros titre l'assomme : « Le nombre de divorces français augmente chaque année de 1,3 %. » Encore une fois, elle sent une pointe lui fendre le cœur. Elle est divorcée depuis deux ans et les procédures judiciaires viennent tout juste de se terminer. Elle est venue en France après son Abitur, parce qu'elle avait connu un « beau parisien » durant des vacances dans les Alpes avec ses amis. Pendant vingt-neuf ans ils vécurent ensemble. Elle aurait aimé avoir des enfants, mais malheureusement jamais il n'en voulut. Il y a deux ans, il décida de divorcer sans même donner de raison précise. Aujourd'hui avoir la nationalité française la répugne malgré son admiration envers le Président de la République, Monsieur Sarkozy. Depuis la dure séparation, elle s'était jurée de retourner en Allemagne dès que les procédures seraient terminées puisque toute sa famille y était, mais après trente années de vie en France, elle ne sait que faire.
Une voix rauque la sort de ses pensées. Devant elle, son directeur la regarde l'air désespéré, il lui demande comme chaque matin d'accrocher son badge. Bien sûr, tout le monde le sait. Il ne connaît pas les noms des personnes travaillant ici, ainsi les badges lui permettent un rapport plus intime en appelant les conseillères par leur prénom. C'est pourquoi Béatrice Merkel se fait un malin plaisir chaque matin de ne pas le mettre afin de tester la mémoire plutôt médiocre de son directeur.
A treize heures ses collègues prennent une pause déjeuner alors que Béatrice profite du téléphone pour appeler son grand frère Konstantin qui est en Allemagne. Elle prend de ses nouvelles avant de lui raconter la fin de la procédure de divorce et toute sa petite vie. Depuis toujours, elle partage avec son frère plus vieux de trois années toutes les aventures possibles malgré les neuf cents kilomètres qui les séparent. Elle regarde par hasard l'horloge clouée au-dessus de la porte, quand elle s'aperçoit que quarante-cinq minutes sont passées. Avant de raccrocher, elle promet à son frère de venir en Allemagne pour Weinachten.
Ses collègues réapparaissent petit à petit. Marie-Jeanne, la plus âgée du bureau se dirige vers Béatrice et l'assaille de questions. Eh bien Béatrice, ça ne va pas ? Pourquoi n'êtes-vous pas venue déjeuner avec nous ? Des ennuis c'est cela ? Oh les jours sont difficiles en ce moment n'est-ce pas ? La crise, hein ? C'est pas facile ? Et vous qui avez des enfants, oh ma pauvre ! C'était toutes les semaines pareil. Cette pauvre idiote n'avait toujours pas compris que Béatrice n'avait pas d'enfant et qu'elle ne venait jamais déjeuner le jeudi. Cela lui passait au-dessus à présent et elle s'amusait même à s'inventer une vie lorsque Marie-Jeanne l'assommait de questions. De plus, son côté parti socialiste agaçait plus que tout Béatrice. Heureusement que sa collègue avait le mérite de l'âge, sinon Béatrice n'aurait pas tourné sept fois la langue dans sa bouche pour lui dire ce qu'elle pensait.
Dans l'après-midi, son directeur lui donna un rendez-vous le lendemain matin à huit heures trente alors que Béatrice ne travaille jamais le vendredi. Elle regarde sa convocation avec étonnement. Seulement depuis ces derniers temps, les conflits éclatent rapidement dans l'enceinte de la banque. Elle s'abstient d'aller réclamer quoi que ce soit afin de garder son poste qui comme beaucoup d'autres est très vite éjectable.
La neige du matin a fondu et la ligne cinq fonctionne à nouveau. Elle décide d'aller au cinéma avant de passer chez elle. Arrivée devant les portes du multiplex, la queue est immense. Ce mauvais temps profite à l'économie du cinéma. Elle renie l'idée qui l'avait traversée un quart d'heure plus tôt et rentre tranquillement chez elle passant par les petites rues. Après avoir longé les grands marronniers du boulevard Auguste Blanqui, elle s'égare, place d'Italie devant le café Margeride où Pierre, son ex-mari, travaille toujours. Un jeune serveur lui propose une blanquette de veau accompagnée de pommes-frites. Elle refuse poliment, avec un petit sourire en coin. Elle préfère passer à la boulangerie en bas de chez elle et se régaler de pâtisseries en pensant qu'elle doit monter les sept étages de l'immeuble à pied. Ce soir-là, elle s'endort sur le canapé devant le film le Pianiste avec Fienchen sur les genoux.
Sept heures, les lampadaires sont encore allumés et le jour oublie de se lever. Béatrice éteint son réveil et se dirige lentement vers la salle de bains. Elle prend une douche à l'eau froide, puis boit son café en regardant par la fenêtre Paris qui se lève paisiblement. Les camions de livraisons font déjà leurs tournées. Quant au café d'en face, il s'active telle une fourmilière. Elle n'est pas la seule à se réveiller, au contraire de ce qu'elle s'imaginait.
Huit heures, elle hèle un taxi afin d'éviter les mauvaises odeurs du métropolitain. En effet, son rendez-vous lui semble important, ainsi elle met son tailleur, ajuste ses cheveux, met quelques bijoux et se maquille raisonnablement. Lorsqu'elle passe la porte de la banque, elle sent une faiblesse dans ses jambes. « Que m'arrive-t-il ? » pense-t-elle. Ce n'est qu'un entretien parmi tant d'autres, et pourtant elle sait que celui-ci est extrêmement important. Son directeur arrive dix minutes en retard, sans excuse. Il prend un café, puis la fait entrer. Il commence par quelques banalités puis sort un dossier où le nom de Béatrice Merkel figure en lettres capitales. Elle sent un frisson lui traverser le corps.
Quatre-vingt minutes se sont écoulées lorsqu'elle sort de la banque les yeux rouges. Au même instant Marie-Jeanne arrive. De nouveau, elle assaille Béatrice de questions. Bah ? Vous êtes là vous ? Qu'est-ce qu'il vous arrive ? Oh mais vos yeux, vous pleurez ? A présent Béatrice n'a plus rien à perdre. Elle vient d'être licenciée. Cette prétendue crise était idéale pour les patrons. Elle regarde sa collègue et lui lance « dans quelques mois ce sera votre tour ! », puis disparaît dans la première bouche de métro. Elle va à son cours d'aquagym hebdomadaire. L'après-midi, elle se promène au Jardin des Plantes et prend un thé à la grande mosquée. Elle rentre chez elle, achète ses billets d'avion pour Berlin et envoie un courriel à son frère afin d'annoncer sa venue la semaine prochaine.
La semaine s'écoule. Aujourd'hui, trente novembre, Béatrice s'envole à seize heures quinze direction son pays natal. Jeudi elle fêtera Niklaus avec toute sa famille. Une heure quarante de vol et la voilà dans les bras de son frère. C'est ce qu'elle s'imaginait. Malheureusement, l'avion met plus d'une demi-heure avant d'atterrir à cause d’un brouillard très épais en altitude. Elle récupère difficilement sa valise. Plus de deux heures après avoir quitté la capitale française, elle découvre à l'aéroport qu'elle est seule. Elle appelle chez Konstantin, personne ne répond. Elle essaie à nouveau : toujours personne. Elle téléphone alors sur son portable, mais il est éteint. Elle lui laisse un message vocal. Exténuée, Béatrice s'allonge sur les fauteuils du hall et attend.
Un homme de la sécurité vient la réveiller, il lui réclame sa carte d'identité, mais ne voyant aucune anomalie finit par lui demander ce qu'elle fait ici, seule. Elle répond simplement qu'on a oublié de venir la chercher. Drôle d'argument pour une femme d'un tel âge ! Il réfléchit alors à une éventuelle solution. Au même instant, une voix résonne dans les hauts parleurs de l'aéroport :
« Madame Béatrice Merkel est demandée au hall trois porte F - Madame Béatrice Merkel, merci.»
Béatrice se lève d'un bond, arrache sa carte d'identité à l'homme et part à grands pas, sa valise sous le bras. Elle trouve difficilement le lieu. Lorsqu'elle est enfin devant la porte F, sa grande surprise est de découvrir son frère, avec un grand sourire. Une fois de plus, il lui a fait une bonne blague. Pour s'excuser de son retard, il a entre les mains des bretzels. Béatrice ne peut s'empêcher de jurer contre lui. Mais très vite elle oublie.
Elle séjourne toute la semaine chez son frère. Elle lui explique tous ses malheurs, ses hésitations, sa situation et bien d'autres choses. Elle découvre à nouveau les traditions allemandes qu'elle avait presque oubliées. Cela fait neuf ans qu'elle n'était pas venue en Allemagne. En effet, son ancien travail, les déménagements, le divorce, la banque, le suivi de ses actions en bourse, tout cela lui a pris beaucoup de temps, au point de ne plus fêter la Niklaus avec sa famille. Elle semble heureuse d'être de retour dans ce pays.
Le cinq décembre, Béatrice part en compagnie de son frère vers la maison familiale. Les retrouvailles sont festives et pleines de joie. Chacun s'active afin de terminer les derniers préparatifs du lendemain. Les enfants sont agités et les adultes débordés. Le soir au dîner, la discussion tourne autour de Béatrice et de la France. De nombreuses questions lui sont posées et le silence règne lorsqu'elle y répond. La crise économique du pays semble importante aux yeux des pays extérieurs. Béatrice trouve cette discussion ennuyeuse. Elle est venue se changer les idées et pourtant personne ne semble se soucier des difficultés qu'elle surmonte depuis deux ans. La conversation l'horripile. Elle ne parle plus et attend patiemment. Seulement, sa grand-tante a toujours les questions les plus désagréables. Ainsi Béatrice est anéantie lorsque cette dernière lui demande comment va son mari, où en sont ses enfants dans les études, pourquoi est-elle venue seule, et enfin quel est son travail. Béatrice en est bouche bée, ainsi que ses frères et sœurs. Comme d'habitude, cette vieille tante ne retient pas ce qu'il faut. Elle aperçoit tout de même des regards accusateurs mais, affalée dans son fauteuil, elle ne se désarme pas et répond :
« Qu'est-ce que vous avez encore tous à m'observer comme si j'étais une bête féroce ? J'ai quelque chose entre les dents ? »
Aussitôt Konstantin réagit :
« Enfin grand-tante, il y a certaines fois où tu pourrais faire un effort, non ?
- Je m'informe sur la vie de ma nièce. Elle semble si triste, au bout de cette table. Faut pas faire cette tête-là. Enfin Béatrice, c'est pas pire que le cousin d'une des filleules de ma voisine qui vit en France : lui il a été licencié pour cause de crise, non mais je vous jure ! »
C'en était trop ! Béatrice n'est pas venue dans son pays pour supporter de telles violences morales. Pays qui d'ailleurs n'est plus vraiment le sien puisqu'elle a passé plus de temps en France et qu'elle s'y sent maintenant presque mieux. Cependant, ce soir-là, elle en a plus qu'assez de cette société. Seul son chien Fienchen lui manque.
Elle prend un avion plus tôt que prévu. De retour en France, elle décide de vendre toutes ses actions en bourse avant la chute économique. De plus, elle ne veut plus aucun contact avec l'ancienne banque où elle a travaillé. Elle part dans un hameau de la Creuse, avec Fienchen et peu de biens personnels. Elle s'achète une toute petite maison à défaut du château qu'elle aurait pu obtenir après avoir vendu son appartement.
Le silence est majestueux. Seul le chant des coqs anime le village encore endormi à neuf heures. Le facteur ne passe qu'une fois par semaine et le boulanger tous les deux jours. Une vie de rêve pour s'écarter d'une société en faillite. Béatrice fait connaissance avec ses voisins qui habitent à un kilomètre de chez elle. Les plaines verdoyantes, les moutons et le soleil de décembre égaient son esprit. Elle finit paisiblement l'hiver, allant chercher du bois pour son poêle, ayant quelques poules au fond du jardin et invitant régulièrement les habitants à déjeuner. Cette nouvelle vie lui convient parfaitement ainsi qu'à Fienchen qui court dehors durant des heures. Le printemps arrive, les tracteurs apparaissent dans les champs et les vaches sortent des étables. Frustrée de ne pas avoir d'enfants, Béatrice gâte tous les bambins passant chez elle. Ce retour à la nature et à la simplicité de la vie est moins difficile que ce qu'elle imaginait. Lorsqu'elle va en ville, elle écrit un courriel à son frère, mais ne l'appelle jamais car elle veut vivre tranquillement son aventure.
Deux ans et demi passent. Béatrice, qui avait espéré une vie loin de la société perturbée, est bientôt rattrapée par cette dernière. En effet, elle a dû changer de volets afin d'empêcher la lumière du nouveau lampadaire qui a poussé juste derrière chez elle. Quelques mois après, d'horribles poubelles en plastiques sont installées pour le tri sélectif au cœur du hameau ; hameau qui n'en est presque plus un, vu la construction phénoménale de pavillons. L'ADSL est disponible dans le village, et les habitants s'équipent d'ordinateurs puisque la déclaration d'impôts ne se fait plus que par internet. C'est une grande révolution pour la plupart des villageois qui accourent chez Béatrice, restée pour eux « la parisienne ». Les panneaux publicitaires voient le jour, annonçant l'ouverture prochaine d'un Carrefour Market en plein bourg. L'épicerie de Georgette va disparaître. L'inauguration d'une bretelle d'autoroute va bientôt avoir lieu, tandis que les fondations d'une banque franco-allemande sont bien entamées. La région devient rapidement touristique par sa facilité d'accès. Le chien de Béatrice est buté par une voiture de touristes, heureusement il ne perd qu'une patte. Pourtant après cet accident, elle prend conscience que son bonheur étouffe petit à petit. Les enfants ne jouent plus dehors, les parents rentrent tard du travail, personne ne prend le temps de quoi que ce soit. Doit-elle reprendre le travail comme tout le monde ? Avec tout l'argent qu'elle a gagné, elle ne s'en est jamais soucié depuis qu'elle est ici. Cependant, beaucoup de choses ont changé.
Un matin de janvier, elle entend frapper à sa porte alors qu'elle flâne sur internet. Elle va ouvrir et découvre un homme en costume, une mallette sous le bras. Il vient la voir pour une offre d'emploi à la nouvelle banque franco-allemande qui ouvre d'ici peu. On lui a donné son adresse, puisqu'elle est allemande d'origine et ancienne conseillère clientèle dans une banque.
Ils discutent longuement autour d'un café, parlant de choses et d'autres. Au moment de partir, Béatrice ne peut s'empêcher d'accepter ce nouveau travail sous le regard accusateur de Fienchen. Lorsque l'homme disparaît, elle se tourne vers son chien avec un petit sourire et lui dit :
« J'espère seulement qu'ils attendront ma retraite avant de me licencier.»
LG
2009 Ecrire avec, lire pour © droits réservés
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