Béatrice Merkel ne s’exaltait que dans la pratique de trois activités bien précises : aller à l’ANPE pour y traiter les chômeurs de fainéants, faire pisser son chien République sur les locaux du PCF et surtout ne pas regarder les chaînes télé du service public. Ainsi, c’est en zappant entre les deux plus beaux canaux privés du réseau hertzien que Béatrice tomba des nues et sur un épisode de Sex and the City. Cette série expliquait comment quatre newyorkaises peuvent parvenir à se libérer du joug phallocrate en faisant des hommes leur unique sujet de conversation, et la manière dont les personnages scandaient le mot « queue » fit frissonner la pâle peau de Béatrice.
Elle se souvenait. Il musique sur sa flûte un leitmotiv de Tristan und Isolde comme un eunuque donne du plaisir, c’est-à-dire avec doigté. Elle regarde, elle admire, elle est envahie par les coups de boutoir des vagues de notes, elle oublie le tablier l’éponge la crasse, elle oublie le père le fils le Saint-Esprit – elle oublie. Mais quand elle a si bien oublié qu’elle décide que c’est à son tour de jouer du pipeau, elle se rend compte que la comparaison à l’eunuque ne s’arrête pas au tact manuel. Ah ! Gudrun ! Comment peut-on à la fois être aussi libérateur et aussi frustrant ?
La sonnette l’arracha à ce souvenir fondateur. Vingt-trois heures trente, c’était l’heure de la perturbation routinière. Chaque soir, à cette heure, un anonyme venait déposer une offrande sur le palier de Béatrice en prenant soin de disparaître avant qu’elle ait pu ouvrir la porte. L’avant veille, ça avait été un seau d’eau salée accompagné d’une carte où était inscrit « Pour toi, ô ma cachalote macrocéphale.» La veille, c’était un paquet de chorizo extra-fort sur lequel on pouvait lire « Ma belle, tu m’évoques la somptueuse Espagne, grasse et velue. » Ce jour-là... Béatrice alluma la lumière… ce jour-là, on avait mis un morceau de gazon synthétique qui disait « Toi tu n’es pas artificielle, éblouissante vache laitière. » Béatrice rangea ce cadeau avec les autres, dans la poubelle la plus proche.
Son sommeil malgré tout fut serein. Le retour de Gudrun dans ses pensées avait réveillé de vieilles velléités et elle s’endormit avec un sourire de jouvencelle. Demain, elle s’achèterait un orgasme.
Les sons ne ressemblaient pas à ceux de l’extérieur. De la porte qui claquait aux talons qui tintaient, tout sonnait comme une main nue se rabattant sèchement sur une fesse impudique. Les murs étaient d’un rouge très particulier, rouge d’une lèvre maquillée, rouge d’une cuissarde en vinyle dans un bar pour dirigeants du FMI. En temps normal, Béatrice aurait pensé que cette couleur était bien trop connotée et qu’il eût fallu la rendre acceptable en l’accompagnant d’un peu de bleu et de blanc. Seulement voilà, dans de telles circonstances, c’est Béatrice elle-même qui se surprit à rougir ; lorsqu’elle posa son regard sur une vidéo intitulée La Face Cachée de la Révolution, la vision des sans-culottes lui colora les joues comme seuls avaient pu le faire les reflets du soleil sur les eaux de l’Elbe.
« Bonjour, Béatrice Marchais, fille de vous savez qui – elle s’était inventée un alter ego pour accomplir ce que son esprit strictement éduqué considérait comme mauvais ; ce qui était d’emblée immoral pour Béatrice Merkel, paraissait naturel venant de la fille Marchais. Je cherche quelque chose d’un peu… inapproprié, s’il vous plaît.
- Je vois, dit la vendeuse en se grattant la pomme d’Adam, SM ? DP ? ATM ? BKK ? Barcluflage en tri-flatusse ?
- Non. Je cherche plutôt du classique.
- Je comprends pas, Madame. Je peux pas trouver le milieu entre du pas normal et du normal. A part, peut-être, j’ai des magazines avec des animals habillés en aviateurs.
- En réalité, je cherche de la musique classique.
- Ah oui, d’accord. Bin là tout simplement c’est pas l’bon magasin. J’me disais aussi, une dame comme ça, soit elle vient chercher un martinet, soit elle se trompe.
- Je veux sentir Wagner en moi. »
Silences. Perplexe pour l’une, impatient pour l’autre.
« Je crois j’ai la nouvelle édition DVD de Ils ont chevauché les Walkyries. »
Quand Béatrice referma la porte, la main nue qui se rabattait sur la fesse impudique donnait l’impression d’être guidée par une impatiente colère.
Lorsqu’elle marchait dans la rue, Béatrice avait toujours la désagréable impression d’être observée. Elle ne s’en était jamais inquiétée outre mesure étant donné que son psychanalyste, le descendant direct du fils que Freud avait eu avec sa propre mère, lui répétait que cela était dû à une éducation essentiellement basée sur l’écoute ; Merckel père, en effet, était très attaché à ce concept et avait placé dans cette logique un dispositif colossal de micros et de câbles dans la chambre de Béatrice. Bien qu’il permettait de capter chacun des frémissements diurnes et nocturnes de l’adolescente, ce procédé ne parvenait pas à cacher sa directe inspiration de la STASI et coûta à Merckel père une bonne centaine d’Ave Maria.
« Tu crois qu’y s’arrêteraient ces enculés-là ?!
- On va encore être obligés de voler…
- Y’a pas d’erreur possible, on est bien en France. »
Béatrice tendit l’oreille. C’était très précisément la phrase qu’elle avait prononcée lorsque, arrivant en Alsace à la fin des années 70, elle vit deux enfants se promener main dans la main en dehors des liens sacrés du mariage. Depuis, elle avait pris le temps de découvrir que les racines de la Vème étaient saines et aujourd’hui, quand un droitiste mou du cœur disait « siffler la Marseillaise, c’est se siffler soi-même », elle acquiesçait avec l’œil mouillé. Toujours est-il qu’une fois ces mots prononcés par le duo d’inconnus, elle se sentit en connivence et ralentit le pas discrètement.
« Te fais pas d’soucis, vieux, dans la vie, tout s'arrange. Y’a jamais d’vraie raison d’se biler. Tiens, mate… On cherche quedchose, ma p’tite dame ? »
Ça y est, ils l’avaient remarquée. Elle se surprit à répondre par un insolent mot d’esprit qui lui aurait sûrement valu une excommunication provisoire si une oreille catholique était passée par là :
« Pensez-vous qu’il est judicieux de tenter de stopper des automobiles dans une rue piétonne ?
- Eh c’est pas con c’qu’elle dit la vioque… Y’en a là-haut.
- On s’est même pas présentés : moi c’est Jean-Claude, lui c’est Pierrot. On vient d’nulle part et on va nulle part. Pour ça qu’on est pressé.
- Des bohêmes ! s’écria Béatrice, un mélange de crainte et d’excitation dans la voix ; à cette période de son existence elle savait très clairement ce qu’elle allait leur demander. Elle reprit : si je puis me permettre, je peux substituer à votre errance une quête enivrante et métaphysique dans les bas-fonds de la ville-lumière. J’ai moi-même pris quelques jours de congé afin de me consacrer pleinement à cette ruée qui, bien qu’elle soit encore vaine à l’heure qu’il est, ne me permet pas d’affirmer qu’elle est sans espoir. Vous connaissez Wagner ?
- Le mec à la télé ?
- Gaffe à c’que tu broques, Pierrot, tu vois bien qu’la dame a d’la distingue. Nan, Wagner, Meussieu Wagner, c’est l’zig qui nous a composés la 9ème symphonie de Beethoven.
- Certes, il a un lien étroit avec la musique mais…
- Bon, j’vais être franc, ma p’tite, nous, la trompette, c’est pas trop not’ rayon. Par contre, on sait faire plein d’autres trucs. »
République regardait le lit soupirer depuis déjà trois heures. Il ne savait pas pourquoi ces hommes remuaient, mais ils remuaient avec les sourcils froncés comme quand c’est très important. Cela constituait un mystère physique pour ce chien qui, le soir, ne venait pas dormir contre sa maîtresse trouvant qu’il faisait plus chaud sur le carrelage de la cuisine.
« Alors, heureuse ? demanda Pierrot, fatigué mais fier.
- Disons que, sur un plan strictement sexuel, cette rencontre ne restera pas inoubliable.
- Qu’est-ce qu’elle dit, la vioque ?
- Elle dit qu’tu baises à côté des trous.
- Ah bah on peut être content !
- Faut dire aussi qu’tu t’y es pris comme un cul d’jatte sur une piste d’athlétisme.
- J’aimerais bien t’y voir toi !
- Calmez-vous, les enfants, le réel problème ne se situe pas effectivement dans l’agencement des corps des uns dans le corps des autres, non. Je n’ai pas senti Wagner, voilà.
- J’le savais bien qu’c’était pas d’ma faute ! Tu vois Jean-Claude c’est toi qu’as merdé !
- Mais j’connais qu’le Temps des Cerises ! Et puis j’ai bien proposé de brancher le poste direct à un moment, mais tu grognais tellement fort qu’elle a pas capté.
- Cessez les chamailleries. Il apparaît tout simplement que la configuration un homme qui s’échine / un homme qui chante ne fonctionne pas. Permettez-moi de vous demander de disposer maintenant que l’expérience s’est révélée peu concluante.
- Sympa. On était bien là. On va tout d’même pas r’tourner s’les geler dehors à cette heure-là ? »
République comprit que c’était à son tour d’intervenir et il aboya en y mettant un peu d’écume. Un peu seulement car il ne voulait pas que Béatrice prenne soudainement conscience de sa potentielle efficacité contre les agresseurs. Il savait comment ça marchait, d’abord on doit courir après les voleurs de sacs à main et puis arrive un jour où il faut croquer dans cette viande infâme que constitue l’arabe. A cette pensée, il tâcha même d’atténuer la lueur de rage que pouvait évoquer son œil noir. Malgré tout, Jean-Claude et Pierrot s’empressèrent de récupérer leurs nippes et de sortir.
Il était vingt-trois heures vingt-neuf et pourtant la sonnette brisait déjà le silence que la demeure venait difficilement de reconquérir. Il y avait un puissant brouhaha derrière la porte. Béatrice se leva et enfila une vieille chemise de nuit en velours vermillon qui ne couvrait que très partiellement sa large masse nue.
« R’garde c’qu’on a trouvé sur ton palier en train d’déposer un agglo. »
Jean-Claude et Pierrot retenaient par les épaules un petit homme qui avant de s’être fait secouer par le duo devait ressembler à la même chose mais sans les marques de coup, c’est-à-dire à une caricature de savant fou dans une série B d’espionnage. Sur le bloc de béton, il y avait écrit : « Pour construire des édifices aussi imposants que toi, ma grosse, il en faudrait des milliards.»
« On me nomme Professeur Lapoudre. C’est moi qui l’ai inventée. La poudre. Dès lors, je suis entré dans l’univers de tous les possibles, cette technologie est déclinable à l’infini. Si vous me faites le plaisir de venir chez moi vous verrez que tout y est en poudre : meubles en poudre, nourriture en poudre, eau en poudre…
- Poudre en poudre ? »
Le professeur perdit son sourire.
« Les investisseurs n’y ont pas cru. »
Les deux zazous étaient repartis, sous les hurlements contenus de République. Le loft avait eu la politesse de resserrer le trou des fenêtres afin de tamiser la lumière de la Lune. Lapoudre avait été recueilli, réparé, assis sur une chaise dans la cuisine et ragaillardi par une tisane à la bière dont le secret semblait provenir des racines les plus profondes de l’Allemagne ; le professeur alla jusqu’à penser que c’était pour cette mixture que les Romains cherchaient à conquérir la Germanie au siècle premier. C’est dans ces conditions qu’il entama un travail de justification :
« Madame, vous m’attirez comme un plus attire un moins. Pour vous, j’irai chercher de l’eau là où y’en a pas trop, dans le rayon jambon. Pour vous, je ferai tout. Du cabillaud aux patates. Pas des carrés qu'on ne pêche pas, des à écailles conservés dans le sel et le tumulte moite d'un marcher marin. Depuis que je vous ai vue, je ne peux pas passer une seule seconde sans essayer d’imaginer ce que ça fait de se blottir dans vos bourrelets. Comme enfoncer son doigt dans du beurre chaud ? Comme poser son pied dans la poudreuse ? C’est comme croquer dans de la crème ? Ou peut-être que ça résiste, peut-être que ça se malaxe comme une boule de mie de pain qu’on a déjà trop tâtée… Et ces cheveux blonds gras, j’aimerais les goûter pour voir si c’est la même saveur que l’huile de tournesol. Je ne dors plus, je passe mes journées à vous suivre et mes nuits à élaborer tous ces cadeaux. Et je dors d’autant moins que, sachant que vous étiez en quête d’un orgasme wagnérien, je me suis mis à élaborer une machine à cet usage. »
Rebecca cessa de somnoler.
« Pourriez-vous être plus précis ?
- La poudre, Madame, la poudre ! J’ai inventé un dispositif qui transforme les mélodies en matière et qui les pulvérisent dans les parties érogènes féminines au rythme du morceau modulé. Ni plus ni moins, la musique vous fait l’amour, Madame…
- Vous venez de trouver votre premier cobaye. »
La machine ressemblait à un gros scanner médical. Autant dire que ce n’était pas bien difficile de trouver plus aphrodisiaque, même si Lapoudre avait tenté de contrebalancer le blanc nauséeux par des autocollants du PSG généreusement parsemés sur les flancs de l’engin. Quoi qu’il en soit, Béatrice se sentit complètement à son aise une fois allongée nue dans le tube ; à ce moment, si on l’avait retirée de cet utérus colossal, elle aurait braillé comme un nouveau-né.
Lapoudre glissa l’enregistrement désiré – sans surprise, Béatrice avait opté pour le morceau de Gudrun - dans la fente prévue à cet effet et pressa quelques gros boutons rouges qui semblaient durcir sous la paume. Le mécanisme s’enclencha.
Il y eut un cri déchirant, d’extase ou d’agonie.
« Quelle différence ? » se dit Lapoudre dans un accès de lyrisme.
On entendait un silence d’après-guerre. Le fameux calme après la tempête, le doux ronflement de l’air lorsque tous les intervenants d’une orgie se sont endormis dans l’ivresse. Lapoudre s’était assoupi, Béatrice s’était évanouie. Le premier mouvement de ce tableau figé vint de la machine inerte. Béatrice s’éveillait et tentait pâteusement de sortir du tube. Elle s’en extirpa dans un chuintement de bébé qui a faim. Elle avait un fil d’alimentation de l’engin coincé entre le quatrième et le cinquième bourrelet (c’est dans ce même interstice que se cachait le nombril). Lapoudre, encore somnolant, s’empressa de venir le couper aux ciseaux. Dès lors, Béatrice eut une transcendante envie de se servir abusivement du présent de vérité générale.
« J’ai appris quelque chose. J’ai un corps. Avoir un corps, c’est avoir des besoins. Tout le monde a un corps. Même les communistes ont des besoins. »
Lapoudre pensa que cette dernière phrase pourrait faire un bon aphorisme à accrocher au-dessus de sa porte. Ça ne pouvait pas être pire que l’actuel « Plus loin à l'Est, c'est l'Ouest. »
« Des fois, les gens ne peuvent pas satisfaire les besoins de leur corps. Des fois, les gens sont frustrés. La frustration, c’est triste et la tristesse, c’est triste. L’Etat est l’instance qui doit permettre aux gens de ne pas être triste. Le capitalisme…
- Oui, ma grasse grâce. Et si tu as découvert tout ça, c’est grâce à ton Lapoudre. Devenons un nous. Chéris-moi comme une veuve vénère la tombe de son mari ! Etouffe-moi sous le poids de ta masse marshmallow !
- Je peux pas, j’ai manif » le coupa-t-elle en fermant la porte.
Elle descendit les escaliers mollement, mollement, aussi mollement que l’aurait fait un socialiste.
Elle se souvenait. Il musique sur sa flûte un leitmotiv de Tristan und Isolde comme un eunuque donne du plaisir, c’est-à-dire avec doigté. Elle regarde, elle admire, elle est envahie par les coups de boutoir des vagues de notes, elle oublie le tablier l’éponge la crasse, elle oublie le père le fils le Saint-Esprit – elle oublie. Mais quand elle a si bien oublié qu’elle décide que c’est à son tour de jouer du pipeau, elle se rend compte que la comparaison à l’eunuque ne s’arrête pas au tact manuel. Ah ! Gudrun ! Comment peut-on à la fois être aussi libérateur et aussi frustrant ?
La sonnette l’arracha à ce souvenir fondateur. Vingt-trois heures trente, c’était l’heure de la perturbation routinière. Chaque soir, à cette heure, un anonyme venait déposer une offrande sur le palier de Béatrice en prenant soin de disparaître avant qu’elle ait pu ouvrir la porte. L’avant veille, ça avait été un seau d’eau salée accompagné d’une carte où était inscrit « Pour toi, ô ma cachalote macrocéphale.» La veille, c’était un paquet de chorizo extra-fort sur lequel on pouvait lire « Ma belle, tu m’évoques la somptueuse Espagne, grasse et velue. » Ce jour-là... Béatrice alluma la lumière… ce jour-là, on avait mis un morceau de gazon synthétique qui disait « Toi tu n’es pas artificielle, éblouissante vache laitière. » Béatrice rangea ce cadeau avec les autres, dans la poubelle la plus proche.
Son sommeil malgré tout fut serein. Le retour de Gudrun dans ses pensées avait réveillé de vieilles velléités et elle s’endormit avec un sourire de jouvencelle. Demain, elle s’achèterait un orgasme.
Les sons ne ressemblaient pas à ceux de l’extérieur. De la porte qui claquait aux talons qui tintaient, tout sonnait comme une main nue se rabattant sèchement sur une fesse impudique. Les murs étaient d’un rouge très particulier, rouge d’une lèvre maquillée, rouge d’une cuissarde en vinyle dans un bar pour dirigeants du FMI. En temps normal, Béatrice aurait pensé que cette couleur était bien trop connotée et qu’il eût fallu la rendre acceptable en l’accompagnant d’un peu de bleu et de blanc. Seulement voilà, dans de telles circonstances, c’est Béatrice elle-même qui se surprit à rougir ; lorsqu’elle posa son regard sur une vidéo intitulée La Face Cachée de la Révolution, la vision des sans-culottes lui colora les joues comme seuls avaient pu le faire les reflets du soleil sur les eaux de l’Elbe.
« Bonjour, Béatrice Marchais, fille de vous savez qui – elle s’était inventée un alter ego pour accomplir ce que son esprit strictement éduqué considérait comme mauvais ; ce qui était d’emblée immoral pour Béatrice Merkel, paraissait naturel venant de la fille Marchais. Je cherche quelque chose d’un peu… inapproprié, s’il vous plaît.
- Je vois, dit la vendeuse en se grattant la pomme d’Adam, SM ? DP ? ATM ? BKK ? Barcluflage en tri-flatusse ?
- Non. Je cherche plutôt du classique.
- Je comprends pas, Madame. Je peux pas trouver le milieu entre du pas normal et du normal. A part, peut-être, j’ai des magazines avec des animals habillés en aviateurs.
- En réalité, je cherche de la musique classique.
- Ah oui, d’accord. Bin là tout simplement c’est pas l’bon magasin. J’me disais aussi, une dame comme ça, soit elle vient chercher un martinet, soit elle se trompe.
- Je veux sentir Wagner en moi. »
Silences. Perplexe pour l’une, impatient pour l’autre.
« Je crois j’ai la nouvelle édition DVD de Ils ont chevauché les Walkyries. »
Quand Béatrice referma la porte, la main nue qui se rabattait sur la fesse impudique donnait l’impression d’être guidée par une impatiente colère.
Lorsqu’elle marchait dans la rue, Béatrice avait toujours la désagréable impression d’être observée. Elle ne s’en était jamais inquiétée outre mesure étant donné que son psychanalyste, le descendant direct du fils que Freud avait eu avec sa propre mère, lui répétait que cela était dû à une éducation essentiellement basée sur l’écoute ; Merckel père, en effet, était très attaché à ce concept et avait placé dans cette logique un dispositif colossal de micros et de câbles dans la chambre de Béatrice. Bien qu’il permettait de capter chacun des frémissements diurnes et nocturnes de l’adolescente, ce procédé ne parvenait pas à cacher sa directe inspiration de la STASI et coûta à Merckel père une bonne centaine d’Ave Maria.
« Tu crois qu’y s’arrêteraient ces enculés-là ?!
- On va encore être obligés de voler…
- Y’a pas d’erreur possible, on est bien en France. »
Béatrice tendit l’oreille. C’était très précisément la phrase qu’elle avait prononcée lorsque, arrivant en Alsace à la fin des années 70, elle vit deux enfants se promener main dans la main en dehors des liens sacrés du mariage. Depuis, elle avait pris le temps de découvrir que les racines de la Vème étaient saines et aujourd’hui, quand un droitiste mou du cœur disait « siffler la Marseillaise, c’est se siffler soi-même », elle acquiesçait avec l’œil mouillé. Toujours est-il qu’une fois ces mots prononcés par le duo d’inconnus, elle se sentit en connivence et ralentit le pas discrètement.
« Te fais pas d’soucis, vieux, dans la vie, tout s'arrange. Y’a jamais d’vraie raison d’se biler. Tiens, mate… On cherche quedchose, ma p’tite dame ? »
Ça y est, ils l’avaient remarquée. Elle se surprit à répondre par un insolent mot d’esprit qui lui aurait sûrement valu une excommunication provisoire si une oreille catholique était passée par là :
« Pensez-vous qu’il est judicieux de tenter de stopper des automobiles dans une rue piétonne ?
- Eh c’est pas con c’qu’elle dit la vioque… Y’en a là-haut.
- On s’est même pas présentés : moi c’est Jean-Claude, lui c’est Pierrot. On vient d’nulle part et on va nulle part. Pour ça qu’on est pressé.
- Des bohêmes ! s’écria Béatrice, un mélange de crainte et d’excitation dans la voix ; à cette période de son existence elle savait très clairement ce qu’elle allait leur demander. Elle reprit : si je puis me permettre, je peux substituer à votre errance une quête enivrante et métaphysique dans les bas-fonds de la ville-lumière. J’ai moi-même pris quelques jours de congé afin de me consacrer pleinement à cette ruée qui, bien qu’elle soit encore vaine à l’heure qu’il est, ne me permet pas d’affirmer qu’elle est sans espoir. Vous connaissez Wagner ?
- Le mec à la télé ?
- Gaffe à c’que tu broques, Pierrot, tu vois bien qu’la dame a d’la distingue. Nan, Wagner, Meussieu Wagner, c’est l’zig qui nous a composés la 9ème symphonie de Beethoven.
- Certes, il a un lien étroit avec la musique mais…
- Bon, j’vais être franc, ma p’tite, nous, la trompette, c’est pas trop not’ rayon. Par contre, on sait faire plein d’autres trucs. »
République regardait le lit soupirer depuis déjà trois heures. Il ne savait pas pourquoi ces hommes remuaient, mais ils remuaient avec les sourcils froncés comme quand c’est très important. Cela constituait un mystère physique pour ce chien qui, le soir, ne venait pas dormir contre sa maîtresse trouvant qu’il faisait plus chaud sur le carrelage de la cuisine.
« Alors, heureuse ? demanda Pierrot, fatigué mais fier.
- Disons que, sur un plan strictement sexuel, cette rencontre ne restera pas inoubliable.
- Qu’est-ce qu’elle dit, la vioque ?
- Elle dit qu’tu baises à côté des trous.
- Ah bah on peut être content !
- Faut dire aussi qu’tu t’y es pris comme un cul d’jatte sur une piste d’athlétisme.
- J’aimerais bien t’y voir toi !
- Calmez-vous, les enfants, le réel problème ne se situe pas effectivement dans l’agencement des corps des uns dans le corps des autres, non. Je n’ai pas senti Wagner, voilà.
- J’le savais bien qu’c’était pas d’ma faute ! Tu vois Jean-Claude c’est toi qu’as merdé !
- Mais j’connais qu’le Temps des Cerises ! Et puis j’ai bien proposé de brancher le poste direct à un moment, mais tu grognais tellement fort qu’elle a pas capté.
- Cessez les chamailleries. Il apparaît tout simplement que la configuration un homme qui s’échine / un homme qui chante ne fonctionne pas. Permettez-moi de vous demander de disposer maintenant que l’expérience s’est révélée peu concluante.
- Sympa. On était bien là. On va tout d’même pas r’tourner s’les geler dehors à cette heure-là ? »
République comprit que c’était à son tour d’intervenir et il aboya en y mettant un peu d’écume. Un peu seulement car il ne voulait pas que Béatrice prenne soudainement conscience de sa potentielle efficacité contre les agresseurs. Il savait comment ça marchait, d’abord on doit courir après les voleurs de sacs à main et puis arrive un jour où il faut croquer dans cette viande infâme que constitue l’arabe. A cette pensée, il tâcha même d’atténuer la lueur de rage que pouvait évoquer son œil noir. Malgré tout, Jean-Claude et Pierrot s’empressèrent de récupérer leurs nippes et de sortir.
Il était vingt-trois heures vingt-neuf et pourtant la sonnette brisait déjà le silence que la demeure venait difficilement de reconquérir. Il y avait un puissant brouhaha derrière la porte. Béatrice se leva et enfila une vieille chemise de nuit en velours vermillon qui ne couvrait que très partiellement sa large masse nue.
« R’garde c’qu’on a trouvé sur ton palier en train d’déposer un agglo. »
Jean-Claude et Pierrot retenaient par les épaules un petit homme qui avant de s’être fait secouer par le duo devait ressembler à la même chose mais sans les marques de coup, c’est-à-dire à une caricature de savant fou dans une série B d’espionnage. Sur le bloc de béton, il y avait écrit : « Pour construire des édifices aussi imposants que toi, ma grosse, il en faudrait des milliards.»
« On me nomme Professeur Lapoudre. C’est moi qui l’ai inventée. La poudre. Dès lors, je suis entré dans l’univers de tous les possibles, cette technologie est déclinable à l’infini. Si vous me faites le plaisir de venir chez moi vous verrez que tout y est en poudre : meubles en poudre, nourriture en poudre, eau en poudre…
- Poudre en poudre ? »
Le professeur perdit son sourire.
« Les investisseurs n’y ont pas cru. »
Les deux zazous étaient repartis, sous les hurlements contenus de République. Le loft avait eu la politesse de resserrer le trou des fenêtres afin de tamiser la lumière de la Lune. Lapoudre avait été recueilli, réparé, assis sur une chaise dans la cuisine et ragaillardi par une tisane à la bière dont le secret semblait provenir des racines les plus profondes de l’Allemagne ; le professeur alla jusqu’à penser que c’était pour cette mixture que les Romains cherchaient à conquérir la Germanie au siècle premier. C’est dans ces conditions qu’il entama un travail de justification :
« Madame, vous m’attirez comme un plus attire un moins. Pour vous, j’irai chercher de l’eau là où y’en a pas trop, dans le rayon jambon. Pour vous, je ferai tout. Du cabillaud aux patates. Pas des carrés qu'on ne pêche pas, des à écailles conservés dans le sel et le tumulte moite d'un marcher marin. Depuis que je vous ai vue, je ne peux pas passer une seule seconde sans essayer d’imaginer ce que ça fait de se blottir dans vos bourrelets. Comme enfoncer son doigt dans du beurre chaud ? Comme poser son pied dans la poudreuse ? C’est comme croquer dans de la crème ? Ou peut-être que ça résiste, peut-être que ça se malaxe comme une boule de mie de pain qu’on a déjà trop tâtée… Et ces cheveux blonds gras, j’aimerais les goûter pour voir si c’est la même saveur que l’huile de tournesol. Je ne dors plus, je passe mes journées à vous suivre et mes nuits à élaborer tous ces cadeaux. Et je dors d’autant moins que, sachant que vous étiez en quête d’un orgasme wagnérien, je me suis mis à élaborer une machine à cet usage. »
Rebecca cessa de somnoler.
« Pourriez-vous être plus précis ?
- La poudre, Madame, la poudre ! J’ai inventé un dispositif qui transforme les mélodies en matière et qui les pulvérisent dans les parties érogènes féminines au rythme du morceau modulé. Ni plus ni moins, la musique vous fait l’amour, Madame…
- Vous venez de trouver votre premier cobaye. »
La machine ressemblait à un gros scanner médical. Autant dire que ce n’était pas bien difficile de trouver plus aphrodisiaque, même si Lapoudre avait tenté de contrebalancer le blanc nauséeux par des autocollants du PSG généreusement parsemés sur les flancs de l’engin. Quoi qu’il en soit, Béatrice se sentit complètement à son aise une fois allongée nue dans le tube ; à ce moment, si on l’avait retirée de cet utérus colossal, elle aurait braillé comme un nouveau-né.
Lapoudre glissa l’enregistrement désiré – sans surprise, Béatrice avait opté pour le morceau de Gudrun - dans la fente prévue à cet effet et pressa quelques gros boutons rouges qui semblaient durcir sous la paume. Le mécanisme s’enclencha.
Il y eut un cri déchirant, d’extase ou d’agonie.
« Quelle différence ? » se dit Lapoudre dans un accès de lyrisme.
On entendait un silence d’après-guerre. Le fameux calme après la tempête, le doux ronflement de l’air lorsque tous les intervenants d’une orgie se sont endormis dans l’ivresse. Lapoudre s’était assoupi, Béatrice s’était évanouie. Le premier mouvement de ce tableau figé vint de la machine inerte. Béatrice s’éveillait et tentait pâteusement de sortir du tube. Elle s’en extirpa dans un chuintement de bébé qui a faim. Elle avait un fil d’alimentation de l’engin coincé entre le quatrième et le cinquième bourrelet (c’est dans ce même interstice que se cachait le nombril). Lapoudre, encore somnolant, s’empressa de venir le couper aux ciseaux. Dès lors, Béatrice eut une transcendante envie de se servir abusivement du présent de vérité générale.
« J’ai appris quelque chose. J’ai un corps. Avoir un corps, c’est avoir des besoins. Tout le monde a un corps. Même les communistes ont des besoins. »
Lapoudre pensa que cette dernière phrase pourrait faire un bon aphorisme à accrocher au-dessus de sa porte. Ça ne pouvait pas être pire que l’actuel « Plus loin à l'Est, c'est l'Ouest. »
« Des fois, les gens ne peuvent pas satisfaire les besoins de leur corps. Des fois, les gens sont frustrés. La frustration, c’est triste et la tristesse, c’est triste. L’Etat est l’instance qui doit permettre aux gens de ne pas être triste. Le capitalisme…
- Oui, ma grasse grâce. Et si tu as découvert tout ça, c’est grâce à ton Lapoudre. Devenons un nous. Chéris-moi comme une veuve vénère la tombe de son mari ! Etouffe-moi sous le poids de ta masse marshmallow !
- Je peux pas, j’ai manif » le coupa-t-elle en fermant la porte.
Elle descendit les escaliers mollement, mollement, aussi mollement que l’aurait fait un socialiste.