Perdu de vue

Le visage enfoui dans mes mains, je ne pouvais me résoudre à le regarder. Je savais que s'en était bientôt fini pour lui. Je passais ma main dans mes cheveux trempés par l'averse que Paris subissait depuis quelques heures. La pièce dans laquelle je me trouvais était mauve avec des motifs roses fuchsia. Le carrelage, qui était vert jaunâtre, devait s'accorder relativement bien avec ma tête actuelle. C'est dans cet amalgame de couleurs écœurantes que Pirouette allait mourir. Je détestait cet endroit.

"Il est temps que je commence mon travail, madame Merkel, annonça le monsieur en blouse blanche qui avait eu largement le temps de préparer son matériel pendant mon inspection silencieuse des lieux. Vous pouvez sortir si vous le souhaitez."

Je fis des adieux simples, directs. Je sortis de la pièce et me postais devant la machine à café, très moche, elle aussi. C'est toujours moche les machines à café des cliniques. Café crème. Soufflant sur mon verre en plastique qui manquait de fondre dans mes mains, je m'installai sur une chaise et regardai par la fenêtre. Il faisait un temps de chien. Paris a revêtu son costume de fin d'année; les vitrines des Champs-Elysées, les animations automates de la Samaritaine... La ville attire toujours autant de visiteurs malgré la crise. Sujet omniprésent à mon boulot, mais cependant tabou avec les clients qui viennent déposer leur pactole à la banque, la Société Générale. C'est un peu Dubaï... Un stagiaire m'interrompt dans mes pensées. Des papiers à signer et après je suis libre, me dit-il. Je n’aime pas les stagiaires.

Je sors de la clinique, le vétérinaire me salue à travers la vitre de son bureau, je lui rends la politesse et m'allume une cigarette. Il pleut toujours mais les intempéries ne freinent guère les ardeurs des enragés du shopping. On est le vingt-trois décembre, une armée d’hommes en blanc et rouge sillonnent la ville à la recherche de pigeons ; la Tour Eiffel est décorée en bleu argent parce-que c'est la mode et le petit Jésus danse la Tecktonik aux Galeries Lafayette... Je traverse la place d'Italie afin de regagner mon appartement, les larmes coulent le long de mes joues. Je m'arrête, m'assoie sur un banc et pleure tout mon saoûl. Les passants me fixent avec une tête bizarre. Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, une heure, deux heures, trois heures ? Un clochard me sort de ma transe en me réclamant sa propriété, parce-que ce banc, il est à lui. Je m'excuse, lui rend son bien et le laisse.

Il est dix-neuf heures cinquante six. J'entre dans mon appartement, vide. Cette fois, je suis vraiment seule. Ma vie sociale, c'était avec un chien que je l'entretenais et il est mort... Je me jette alors littéralement sur mon placard et saisis le pot de pâte à tartiner et ma cuillère Supersoupe. C'est alors que le téléphone sonne. Je décroche la bouche pleine de chocolat. Une voix masculine m'informe d'un concert donné à l'Opéra Garnier le lendemain.

Je réponds que ça ne m'intéresse pas, d'une voix neutre. J'avais l'habitude maintenant.
C'est dommage, continue mon interlocuteur, après le concert, exceptionnellement, les instruments seront libres d'être essayés par les spectateurs.

- Et alors ?

- J'aimerais voir si vous n'avez pas perdu la main, Béatrice.

J'étais sonnée. Que savait -il ?

- Comment vous..?

- J'ai mis longtemps, mais je vous ai finalement trouvée ! s'amusait-il. De Hambourg la route n'a pas été facile ..!

Il riait.

- La musique c'est fini pour moi !

Je criais presque.

- Si vous le dites. J'y serai à vingt heures, je vous attendrai. Vous devriez…

Je raccrochais. Tremblante, j'allai sur le balcon. Il faisait très froid, mais j'étais trop abasourdie par cette conversation absurde pour y prêter attention. Je ne sais même pas son nom. Quel culot cette homme ! Il m'appelle, m'invite, rit de mon passé, de ma migration à Paris et il espère que je le rejoigne ? Demain c'est le réveillon, savait-il que j'étais seule ? Pourquoi était-il seul, lui ? Et pourquoi m'a-t-il suivie jusqu'ici ? Sait-il ce qui s'est passé ? Tant de questions avec personne pour y répondre... Pff, s'il fait beau demain, j'y vais. S'il ne fait pas beau, je reste sous ma couette.

Jeudi vingt-quatre décembre, huit heures quatre, un épais brouillard enveloppe Paris. La nuit ne m'a pas porté conseil. J'ai peur. J'appelle Tina, la seule personne à qui je puisse me confier. Le concert, l'accident, elle sait tout, puisqu'elle l'a vécu avec moi. Elle propose de m'accompagner ce soir. Esquive du dîner de famille. Elle a l'air ravi. Oui oui, dix-neuf heures trente aux galeries.

Dix-sept heures trente, je cherche une robe. La rouge. J'ai un peu moins peur, maintenant que je sais que Tina sera avec moi. Tout en contemplant mon reflet, je repense à Hambourg, à ses premiers jours de printemps, à ses concerts, à sa beauté à lui, son talent et sa mort. Jan...

Quatre Avril 1991, nous allions donner un concert à Munich. Au programme Chopin. Jan était au piano, Tina au violon et moi j'accompagnais au violoncelle. J'accompagnais... Jan était charismatique, intelligent et d'une beauté hors du commun. Je l'aimais tellement... Nous devions traverser le pays sans trop nous arrêter pour arriver à temps. Nous ne sommes jamais arrivés. Un virage trop serré, un poids-lourd Hollandais en face. Moi au volant, Jan sur le siège passager. Je suis restée deux mois dans le coma, il est mort sur le coup. Tina a eu la hanche fracturée et plusieurs autres traumatismes. Après, j'ai abandonné l'Allemagne, ma famille, la musique... Je l'ai abandonné. Cela fait bientôt dix ans que je vis en France.

Dix-neuf heures je sors de chez moi, toute de rouge vêtue et le cœur qui palpite. J'ai un peu d'avance, j'en profite pour allumer une cigarette. Je vois Tina au loin qui me fait de grands signes de la main. Je me dépêche de traverser, même si le petit bonhomme est encore rouge. On avançait vers l'opéra, ne savant trop quoi dire. C'est alors que je le vis. Les mêmes boucles brunes qui tombent sur le visage. Les mêmes yeux verts émeraude et surtout le même sourire en coin.

Franck, mon meilleur ami avant d'être le frère de mon petit ami. Mon mentor dans la musique comme dans la vie. Il organisait tous les concerts dans lesquels nous jouions Jan et moi, également celui qui a causé sa mort. Je l'ai tellement haï.

- Tu es toujours aussi aimable au téléphone ? J'ai bien cru que tu ne viendrais pas. Je ne pus me retenir et me jetais dans ses bras. Je pleurais. De soulagement.

- Qu'es...qu'est-ce tu fo...fous là, toi ?

- Ben ta copine m'a dit que c'était pas trop ça, toi en ce moment, répondit-il, amusé. J'viens te remettre dans le droit chemin..! Conseillère financière, on peut vraiment pas te laisser cinq minutes seule !

J'exultais. Enfin l'échappatoire que j'attendais. Dégageant mes cheveux de mon visage, il me murmura à l'oreille…